Les voix montaient de l’escalier. Elles ne semblaient pas tout à fait réelles, comme les vagues paroles que l’on perçoit de l’autre côté de la haie avec cette impression d’être invisible et de partager la conversation des voisins. La distance les adoucissait et les faisait se percuter plus doucement aux tempes du jeune homme. Le dos au mur, assis sur une marche que l’angle de l’escalier cachait des regards animés de ses parents, il suivait la dispute sans vraiment chercher à la comprendre. Peut être parce qu’il l’avait déjà anticipé depuis longtemps. Ses muscles, en bon bourreaux, le figeaient sur place. Et d’un autre côté, il ne pouvait se résoudre à bouger, à descendre ces marches comme l’on descendrait dans la tombe renfermant à jamais le vestige de leur famille. Un bras se posa sur ses épaules tandis que les marches craquaient sous le poids de trois nouveaux enfants. Luke, l’ainé faisait glisser sa main contre le bras de son cadet dans un geste réconfortant, le visage impassible. Plus haut, se tenait Emma, le visage masqué par ses longues boucles brunes, et à ses côtés Shane dont le visage jonglait entre colère et peine. A quoi bon rendre tout cela réel ? A quoi bon affronter le visage peiné de sa mère cherchant à les couver au maximum jusqu’au dernier moment, à leur faire croire que tout va bien comme s’ils n’étaient encore que des gosses, et celui fermé de leur père qui leur promettra cependant de faire de son mieux. Oui, Joshua serait bien resté à sa place, si son prénom et ceux de ses frères et sœurs n’avait pas été soufflé d’une voix dont la douceur était aussi écœurante que surjouée. « Mes chéris…vous savez que je vous aime » avait-elle amorcée les mains levées, paumes en évidence, comme si elle cherchait à se protéger de ses propres mots. Joshua s’était raidit, avec le regard noir d’un fils qui n’aime pas qu’on lui mente. Il ne voulait pas l’écouter, considérant les deux grosses valises rouges posées devant la porte comme une explication assez efficace. « Si je m’en vais, ce n’est pas de votre faute mes amours… ». Quelqu’un eu un rire amer. Il manquerait plus que ce soit de leur faute. Devant ce mur de silence, celle qui ne devrait jamais à avoir à quitter un enfant s’en alla, passant la porte pour grimper dans un pick-up dont tous haïssait le conducteur. Joshua fêtait ses 10 ans dans deux semaines, et le regard vissé sur la porte, il se demandait naïvement si elle reviendrait tout de même à temps pour le fêter.

«Pierre, feuille, ciseaux…C’est tour ton loser !» s’exclama Luke dans un rire. «C’est prouvé scientifiquement, les personnes choisissent les ciseaux puisque c’est le dernier mot qu’ils entendent!» continua l’aîné en s’affalant dans le canapé. «J’me passerais de ta science Luke!» grogna Shane en mauvais perdant qu’il était. «C’était déjà mon tour la semaine dernière» plaida-t-il. «C’est le jeu frérot. Maintenant soit un peu un homme et vas-y!». Le concerné soupira bruyamment, attrapa sa veste et sortit en claquant la porte. Le temps d’un sourire amusé et Luke se retourna au son de la porte. «J’imagine que Shane a gagné le droit d’aider Mrs.Mason à faire ses courses ?» demanda le nouvel arrivant d’un air amusé avant de poser sa guitare contre le mur. Luke leva les yeux vers son plus jeune frère. «Exact ! Ce n’est qu’un mauvais moment à passer!» Dit-il alors que Josh levait les yeux au ciel devant ce qui était l’euphémisme du siècle. «Tu t’es fait combien aujourd’hui?». Josh haussa les épaules et plongea la main dans sa poche. Il en sortit plusieurs billets froissés. «50$...47$, j’ai eu la dalle en rentrant». Un coussin en pleine tête lui fit office de réponse. Il ne s’en formalisa pas et glissa les billets dans la jarre en verre posée sur le comptoir de la cuisine. Divers post-it multicolores y étaient collés. On pouvait y lire diverses choses, de "factures d’électricité" à "nouvelle machine à laver" en passant par "cadeaux d’anniversaire d’Emma", et autres messages faisant autant office de pense-bêtes que de moyens de motivation. Depuis le départ de leur mère, vivre sur un salaire – même aussi conséquent que celui d’un avocat – ne fut pas une mince affaire. Ce fut donc presque naturellement que chacun fit de son mieux pour contribuer aux finances de la famille. Du baby-sitting aux petits boulots après l’école, chacun y mettait du sien sans demander son reste. Leur père dans son égo d’homme de la famille s’y était d’abord opposé, refusant de voir ses enfants trimer à sa place et réparer le manque financier causé par sa fugueuse d’ex-femme. Il aurait pourtant du connaître ses quatre enfants, tous plus têtus les uns que les autres. Et plus chacun approchait de leur sortie du lycée plus Gale Hawthorne se demandait comment il allait payer quatre admissions à l’université.

«Je vais me débrouiller Papa». « Josh…je sais que tu t’en crois capable, mais réfléchis-y deux secondes» amorça son père d’un ton prudent. Joshua n’avait jamais été le plus exigent de ses fils, au contraire, il était un bon milieu entre Luke et Shane, entre le côté hyper-vitaminé d’un et le côté posé de l’autre. Mais comme tous les autres, il était d’une détermination exaspérante. Si bien que quand Josh lui annonça qu’il souhaitait aller en fac à Boston, Gale sut que le dissuader ne serait pas une partie de plaisir. Littéraire dans l’âme, ce n’est pas sa voie professionnelle qu’il refusait, il avait compris depuis longtemps que son petit garçon ne deviendrait jamais médecin ou ingénieur. Mais là n’était pas l’intérêt. Gale ne comprenait juste pas pourquoi son fils souhaitait partir pour Boston – à l’autre bout du pays – pour étudier la musique. L’avion il pouvait payer. Les études et le logement aussi pendant un temps, mais pas indéfiniment, pas en fournissant régulièrement ses frères et sa sœur dans le même temps. «J’ai une bourse papa, tout ira bien. Je prendrais un job pour payer le loyer, je ne t’en demanderais pas beaucoup, je te le promets» dit Josh dans un ton quasi suppliant. Il s’autorisa à lever les yeux vers Luke posté derrière son père, les bras croisés et le visage fermé. Ce dernier ne lui serait d’aucune aide. Il était furieux. Furieux qu’il l’abandonne. Los Angeles il aurait compris, mais Boston non, c’était comme décider de couper tout les liens avec sa famille. Josh soupira. Ils ne comprenaient pas. Et pourtant, devant les yeux suppliants d’un fils il y tellement peu que l’on puisse faire. «D’accord» céda-t-il presque dans un souffle. Joshua le remercia d’un ton similaire avant d’être attiré dans les bras puissants de son père. «Promet moi de rentrer à la maison si tu es misérable là-bas, d’accord ?». «Promis…».

Emma lui avait déboité l’épaule. Clairement. Shane avait sans surprise glissé une blague pour masquer sa tristesse que la force de son étreinte rendait pourtant évidente. Luke aurait voulu rester de marbre jusqu’au départ de son frère, histoire de bien lui montrer une fois de plus qu’il n’était pas d’accord. Tous trois faisait leur études à San Francisco et Los Angeles, pourquoi Joshua faisait exprès de partir pour la côte Est, aussi prestigieuse l’université de Boston soit-elle. Pourtant quand il croisa le regard du garçon qu’il avait passé sa vie à protéger et aimer, il craqua. «Je te déteste» avait-il glissé avant de maudire les trémolos de sa voix. «Moi aussi je t'aime» avait-il rétorqué dans un rire triste. «Télécharger Skype sera mon premier geste à Boston» conclua-t-il dans un sourire. «T’as intérêt» souffla Emma en lui donnant un coup dans le bras. Josh feignit la douleur et attrapa son sac et dans un dernier regard embarqua. Josh avait fait les démarches trop tard pour avoir une chambre à la fac, et pour être honnête il préférait avoir son appart. Cela faisait maintenant 2 ans qu’il était à Boston. Parallèlement à ses études Josh se produit tous les mardis soirs dans un restaurant familial histoire de payer son loyer. S'il ne se passe pas un jour sans qu'un email ou un sms lui remémore ses racines, Boston, ses habitants et ses voisins tous aussi uniques les uns que les autres font désormais partis de son quotidien et de sa vie.