i'll be there for you when the rain starts to pour

PROLOGUE.
On dit que la vie est déjà toute écrite, et on dit que le hasard fait bien les choses. Que croire ? Hasard ou destinée ? Toujours est-il que oui, la vie est souvent bien faite...
C'était l'hiver en Russie et le vent soufflant en bourrasque soulevait de temps à autre d'épaisses couches de neige pour les transformer en volutes mouvantes. C'était cette candeur, presque irréelle, que contemplait Arseni Loukianov Davydov devant une fenêtre mal isolée de St. Petersburg, tandis que lui parvenaient les cris inhumains de sa femme en plein travail.
Dans quelques minutes, à peine, naitrait un perce-neige du nom de Sniejana...

CHAPTER I.
Sniejana était née dans une famille aisée et respectueuse des traditions. Aussi avait-elle, selon la coutume, hérité en deuxième nom du patronyme de son père, et était-elle éduquée par un précepteur personnel. C'est pourquoi avait-elle acquis, du haut de ses sept ans, des bases solides en arithmétique, géographie, anglais, russe, ou encore les bonnes manières et la tenue en société.
Grâce aux cours que lui prodiguait ainsi son précepteur, elle avait pu comprendre que Sniejana voulait dire « neige » en slave, et elle s'était appliquée, dès lors, à agir comme elle. Redonnant le sourire mais pourtant froide et implacable.

C'est donc dans une robe aux plis impeccables que la fillette évoluait entre les murs légèrement surchargés du manoir de famille. Elle fredonnait une chanson et sautillait gaiement, profitant du peu d'instant de répit que lui accordait son précepteur. A vrai dire, son instructeur l'attendait patiemment dans sa chambre, mais Sniejana ne désirait pas pointer le bout de son nez. Découvrir tous les recoins que cachaient ce manoir était un défi qu'elle voulait relever. Non pas que les cours ne l'intéressaient pas, au contraire, elle aimait s'instruire, s'abreuver aux connaissances de plus érudits qu'elle, mais elle aimait le changement. Et aujourd'hui, Sniejana voulait du neuf.
Après avoir rebroussé chemin parce qu'un portrait à la mine lugubre et sévère lui avait fait peur, elle découvrit, en soulevant une tenture, un escalier dérobé. Donjons, dragons et sorcières qui peuplaient les contes russes lui apparurent comme en rêve. Toute émoustillée, elle décida de descendre les marches. Arrivée à mi-chemin, elle entendit des voix. Des voix d'hommes, principalement. Envolées, les sorcières. Peut-être une réunion de princes charmants ? Cela lui sembla peu probable... Sniejana dévala les dernières marches qui la séparaient du palier, puis s'engagea dans l'étroit couloir qui lui faisait face. Son cœur s'accélérait à chaque pas qu'elle effectuait. Elle n'était jamais allée dans cette partie du manoir et elle s'enthousiasmait déjà à l'idée d'y découvrir quelque chose d'incroyable. A mesure qu'elle avançait dans le couloir sombre, les voix s'intensifiaient, jusqu'à devenir parfaitement discernables. La petite fille marchait désormais sur la pointe des pieds et retenait sa respiration, de peur qu'on la surprenne.
Soudain, elle sauta en arrière. Elle venait de poser le pied sur une tache de lumière. En suivant le rayon lumineux, elle releva les yeux et aperçut un mince filet de clarté s'échapper d'une porte entrebâillée. A pas de loup, elle s'approcha de l'ouverture et colla son œil contre la fente. C'était de cette pièce que les voix s'échappaient. De cette pièce où se tenait une sorte de... conciliabule ? En parcourant l'assemblée des yeux, Sniejana s'aperçut que son père se tenait en bout de table, comme s'il présidait la compagnie. Elle avait vu juste, que des hommes. Ah, non, une femme. Mais qui semblait plus occupée à tenter de faire du charme à son père qu'à se qui se disait. La fillette grimaça. « ...Dimitri ? » « Plus de nouvelles de lui depuis une semaine. » « Mais... » « Oui, il a réussi à faire passer le chargement. » Un soupir -de soulagement, semblait-il ?- parcourut l'assemblée. Sniejana observa son père lever son verre d'eau -ou de vodka ? Oui, sûrement de vodka...-, un sourire aux lèvres. Un silence sembla s'étirer entre les membres de la réunion. On entendait seulement le brassage de quelques papiers. Puis : « Et les armes ? » Le sourire d'Arseni s'étira brièvement, puis le père de la fillette reprit son habituel visage impassible. « C'est curieux que vous me demandiez cela, Kikov, répondit-il. Car... » Il marqua une pause dramatique et prit le temps de scruter chaque expression de son auditoire. « Nous les avons vendues à prix d'or. » Un brouhaha d'acclamations, de chuchotements et d'applaudissements se fit entendre. Mais cela ne suffit pas à étouffer le grincement que la porte venait de produire. Sniejana plaqua une main sur sa bouche, horrifiée. Tout le monde s'était tu de l'autre côté de la cloison. Par la fente, la fillette aperçut un homme se lever et s'approcher en silence de la porte. La bouche ouverte, elle recula, désemparée. Leçon n°1 : toujours s'occuper de ses invités. Leçon n°2 : être toujours souriante. Leçon n°3 : surprendre ses invités... Les paroles de son précepteur lui revenaient en mémoire, au moment le plus incongru, semblait-il. Mais Sniejana était une petite fille bien élevée.
Un grand sourire flottait sur ses lèvres lorsqu'elle poussa la porte avec assurance. « Mère souhaite savoir si vous n'avez besoin de rien », mentit-elle effrontément. Jamais elle n'aurait pu croire que les bonnes manières lui seraient un jour utiles. Elle se trompait ; elles avaient berné tout le monde. Sauf peut-être son père. Il brillait dans ses yeux une lueur de scepticisme et... d'admiration ?

CHAPTER II.
Sept années s'étaient à nouveau écoulées et les connaissances de Sniejana n'avaient fait que se fertiliser. En plus des enseignements que lui procurait son professeur attitré, elle avait appris beaucoup de ses parents. La cuisine, la couture, de sa mère, le tir, les ficelles de la mafia, de son père.
Mais, depuis quelques mois, sa mère était gravement malade et n'avait pas le loisir de s'occuper de la maisonnée. Elle avait dû alors laisser la carcasse vide de son enfance derrière elle et endossé celle, étriquée et dérangeante, d'adulte responsable.

En quelques mois, Sniejana avait acquis des savoirs que personne n'aurait pu lui prodiguer. Elle avait appris à mener un ménage. Elle avait appris à prendre soin de sa sœur, Larissa. Et, par-dessus tout, elle avait appris la douleur...

CHAPTER III.
Les années s'effilochaient et Arseni Loukianov Davydov sentait son heure approcher. Sa femme avait attrapé une maladie qui l'avait traînée dans la tombe six ans plus tôt, et sa présence réconfortante lui manquait. C'était à elle qu'il pensait à l'instant, avachi dans son fauteuil de cuir et un cigare pendant à ses lèvres. Le grincement d'une porte le tira de sa douce rêverie.

Sniejana, sa fille aînée. Celle qui lui donnait envie de se lever le matin et faisait rayonner sa journée comme le soleil filtrant à travers des vitraux. Plein de couleurs... Il était si fier d'elle. En moins de temps qu'il n'en fallait, elle avait su atteindre la cible, au tir, les yeux bandés ; elle avait su comprendre tous les moindres ressorts de la mafia et lui offrir de précieux conseils. Pour qu'un jour elle puisse hériter de son poste à responsabilité dans l'entreprise frauduleuse, il l'avait amenée sur la voie de la finance et de la gestion, domaine où elle s'avérait prodige. Et, dans quelques mois à peine, elle serait mariée... Lui qui avait regretté toute sa vie de ne pas avoir eu de fils, ferma les yeux avec béatitude...

Pendant ce temps, Sniejana attisait le feu de la cheminée pour qu'il puisse offrir ses ondes chaleureuses à son père, endormi sur son fauteuil de cuir. Elle l'aimait, certes, mais elle chérissait plus encore (si c'était possible) sa liberté. Or, père et liberté formait une délicieuse antithèse. Sa vie était déjà toute tracée. Elle terminerait ses études de commerce, elle se marierait, elle aurait au minimum un fils, elle prendrait la suite de son père dans la mafia...
Le feu était reparti, mais les yeux de la jeune femme restaient accrochés aux flammes comme s'ils désiraient, eux aussi, s'enfuir par le conduit de cheminée. Si c'était elle seule qui régissait sa vie, elle serait sûrement à l'étranger, à l'heure qu'il est. En train d'étudier les lettres, peut-être. Elle n'aurait plus rien à voir avec la mafia. Et enfin, elle ne serait surtout pas fiancée...

« Sniejana ? » C'était l'été à St. Petersburg et le père et la fille étaient allés faire une promenade au bord du lac Ladoga. « Oui, père ? » Gênée par le vent qui faisait voleter sa crinière de miel autour de ses yeux, la jeune femme coinça une mèche derrière son oreille. « Tu vas bientôt te marier. » Arseni avait parlé d'un ton froid, le regard à l'horizon. Trop choquée pour relever, la jeune femme prêta une oreille attentive à celui qui régissait sa vie de puis toujours. Jusque dans son mariage, apparemment. « Avec Iaromir. Il est jeune, séduisant, intelligent. » Traduction : il avait dix ans de plus que Sniejana, moche et un peu benêt. La jeune femme n'avait plus la force de regarder son père. S'il plongeait son regard dans le sien, il y lirait sûrement la déception. Et la jeune blonde ne voulait pas le faire souffrir... « Et il s'appelle Davydov. » termina-t-il dans un murmure. Sniejana releva brusquement la tête. Son père avait toujours regretté de ne pas avoir de fils. Elle avait beau savoir qu'il l'aimait, la douleur et la déception se mêlaient dans ses pupilles claires. C'était donc cela, la raison de ce mariage. Maintenir un simple nom...

Elle détacha ses yeux du feu et se releva. Le miroir au-dessus de la cheminée lui renvoyait l'image d'une femme faible, peu intellectuelle et triste. Sniejana se détourna de cette vision de désappointement et se promit de remédier à la situation...

CHAPTER IV.
Ces derniers temps, Sniejana avait travaillé dur. Pour quoi, exactement ? Pour préparer sa liberté. On ne prend pas son envol du jour au lendemain, et son père ne souffrirait pas qu'elle s'éloigne de lui. Elle avait donc mis au point un plan qui lui prenait beaucoup de temps libre et, chaque jour, son cœur s'emballait en se posant la question fatidique : « Et si ça ne réussissait pas ? » Mais les efforts de Sniejana avait payé. Des colis en partance pour les États-Unis se perdaient, des contrats américains étaient falsifiés, la mafia russes se faisait arnaquer par le Nouveau Monde... Tout ceci, bien sûr n'arrivait pas par hasard. Arseni avait fini par se rendre à l'évidence : il leur fallait un intermédiaire fiable aux États-Unis.

C'était comme ça que, par une belle matinée de septembre, Sniejana débarquait fraîchement dans les rues de Boston. Des voitures partout. Des gens partout. Des magasins partout. A vrai dire, ce n'était pas si différent de Moscou. Le climat, peut-être. En traversant le passage clouté, la jeune femme se demanda pourquoi elle avait trouvé nécessaire de porter un manteau de fourrure. Et une chapka. Elle allait devoir renouveler sa garde-robe. Et elle en aurait tout l'occasion, avec l'argent que lui avait donné son père. « Fais de la discrétion un point d'honneur. Ne te fais surtout pas remarquer. » avait-il assené. Et la jeune femme l'avait pris au mot. Elle avait réussi à le convaincre de lui payer l'entrée à la fac de lettres de Boston, en lui faisant croire que les Américains privilégiaient cette filière par rapport aux autres.

Sa valise à la main, elle arrivait à l'immeuble dans lequel était censé se trouver son appartement. Elle jeta un coup d'œil à son plan pour vérifier, puis leva les yeux vers la façade. Et elle fut certaine qu'elle s'y plairait...