J'avais longtemps cru que la vie n'était faite que d'embûches, que le destin s'acharnait misérablement sur nos têtes pour réduire nos espérances à néant et faire de nous les sujets de la déception. J'avais longtemps pensé que la balance penchait du mauvais côté, favorisant les meilleurs et laissant en pitié ceux qui avaient déjà tant soufferts. Naïves pensées. Le malheur pouvait frapper quiconque. Le bonheur aussi. Depuis le décès soudain de mon père, je n'avais fait que de me renfermer sur moi-même, cherchant à me protéger des questionnements douloureux assujettis à cette disparition bien trop douloureuse à supporter. Les années s'étaient certes égrainées, mon cœur, lui, était resté mélancolique. Je n'osais plus réellement m'attacher, ayant peur de perdre la moindre personne sur laquelle se reposaient mes sentiments. Je n'étais tout simplement plus la même. Les rires cristallins, enivrants, laissaient bien souvent place à des doutes éreintants dont je peinais à me défaire. J'essayais d'oublier, d'avancer. Aujourd'hui encore, je m'étais éloignée des paroles d'autrui pour m'enfermer dans mon bureau, m'acharnant au travail. J'y trouvais mon compte. Une manière comme une autre de m'affirmer tout en songeant à autre chose. « Roseberry, tu sais que la journée est finie ? » La voix active de l'un de mes collègue résonna dans la pièce jusqu'à me faire décoller le regard des divers dossiers stagnants sur mon bureau. Instinctivement, mes yeux se détournèrent vers la fenêtre. Les rayons du soleil avaient disparu, laissant place à une pénombre omniprésente dans laquelle seuls quelques lampadaires resplendissaient. Je compris bien vite qu'une fois encore, je m'étais éternisée à la tâche, reculant de plusieurs minutes le moment où j'allais devoir me retrouver seule, face à mes souvenirs. Je détestais la solitude. Dans un soupir incontrôlé, je m'emparais alors de mes quelques affaires et quittais le cabinet d'avocat pour retrouver l'ambiance tantôt pesante, tantôt bruyante de l'immeuble où je vivais...

Il y a des moments comme ça. Des moments où l'on ne sait plus ce que l'on fait, où l'on ne se reconnaît plus. Intérieurement faible, je m'entichai à jouer un rôle, endossant le costume de celle qui allait bien. Je me détruisais à petit feu, intériorisant le moindre de mes problèmes. Un jour je craquerai, peut-être même que je m'en voudrais. Mais ce jour-là, je saurai que la situation sera sur le point de basculer. Le jour où mes larmes couleront sous le regard d'un autre, le jour où mes lèvres se décèleront pour laisser couler un flot de douleurs trop longtemps renfermées, je saurai que celui qui m'écoute verra se dévoiler là vraie Abbygaëlle. Ce jour n'était pas arrivé, mais je le rêvait, l'idéalisait. Un jour je craquerai, car ce jour-là, je serai aimée. Un frisson parcouru mes veines. Le vent, ce soir, était particulièrement glacial. La cadence de mes pas s'accélérait à mesure que mon corps se rafraîchissait. Je détestais cette période de l'année... Très vite, j'étais parvenue à mon but. Mes talons quittèrent le bitume des rues pour venir claquer contre le sol de l'immeuble. Le hall s'avouait particulièrement calme, j'en fus d'ailleurs étonnée puisqu'il était habituellement rare d'avoir un moment de répit et de silence. Cependant, je ne m'arrêtais pas à cela, persuadée que les disputes incessantes de mes voisins de palier allaient rapidement me ramener à la réalité. Habitant vers les plus bas étages, je décidais, comme bien souvent, de m'aventurer dans la cage d'escalier que je ne connaissais que trop bien. Je pouvais y monter sans même regarder où poser mes pieds. C'est d'ailleurs ce que je m'apprêtais à faire, préférant fouiller dans mon sac à la recherche de mon trousseau de clé plutôt que de regarder devant moi. Erreur fatale. Rapidement, je me trouvais prise au dépourvu en heurtant quelqu'un. Il fallait évidemment que ça termine comme ça. Redressant la tête pour me faire pardonner, je vins à croiser le regard d'un jeune homme. Son regard. Figée, je restais muette quelques secondes avant de réagir. « Euh, excuse-moi. Je ne regardais pas où j'allais, pour ne pas changer. » Théodore Maël McNeïl. Un jeune homme que je connaissais depuis plusieurs mois déjà pour l'avoir fait sortir de prison. Un simple client, suivant les apparences... En un instant, mon regard s'était mis à pétiller et un sourire était venu s'afficher sur le coin mes lèvres. Oui, je me sentais stupide de lui avoir littéralement foncé dedans mais, en réalité, je devais avouer que ce hasard pertinent m'arrangeait plutôt bien. Je me surprenais à apprécier de plus en plus sa compagnie. « Tu... Tu vas bien sinon ?». Paroles hésitantes dignes d'une timidité enfantine. Non, en sa compagnie, je ne me reconnaissais pas.